Sublimes paradis perdus

27 Mars 2020 | Zibeline

Les trois dernières sonates de Weinberg par l’Ensemble des Équilibres

Par MARYVONNE COLOMBANI

La violoniste Agnès Pyka poursuit son exploration de l’œuvre de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) débutée dans sa discographie par l’interprétation de ses trois premières sonates pour violon et piano (CD chez Albion, salué par la critique, avec le pianiste Laurent Wagschal). Étonnamment, l’œuvre de ce compositeur prolifique (plus de quatre cents pièces écrites, symphonies, concertos, musique de chambre), qui s’était réfugié en Union Soviétique lorsque les troupes allemandes envahirent la Pologne, est longtemps restée de l’autre côté du mur alors qu’elle était jouée par les plus grands interprètes russes du XXe siècle.
Les trois sonates 4, 5 et 6 réunies sous le titre « Danse macabre » par le duo Agnès Pyka, Dimitri Vassilakis (piano), tiennent une place particulière dans l’œuvre de Weinberg, marquées par les heures sombres de la guerre.

La Quatrième Sonate pour violon et piano opus 39 fut composée en 1947 à la suite de la sublime Troisième Sonate. La sobre élégance du violon, ses notes étirées en un souffle puissamment lyrique répond au thème articulé par le piano. Les voix des instruments se mêlent avec fluidité en une connivence toute de subtilité et de délicatesse. La culture du compositeur affleure par endroits en citations d’un humour léger qui oublie toute amertume. La nostalgie se teinte d’une gravité tendre, apaisement après les terribles épreuves de la guerre.

La Sonate n°5, datée de 1953, est dédiée à Chostakovitch, qui était intervenu auprès du terrifiant Lavrenti Beria, futur directeur du KGB, pour demander la libération de Weinberg, son ami, incarcéré et promis à la déportation ou même l’exécution capitale en raison de ses liens familiaux avec ce que l’on nomma « le complot des blouses blanches » (le cousin de son beau-père, médecin personnel de Staline, venait d’être arrêté). Violemment contrastée, cette sonate évoque la dichotomie entre bonheur et malheur portés à leur apogée. Les pianissimi déclinent leurs murmures face aux falaises fortissimo. Les envolées du violon nous emportent dans les arcs-en-ciel d’une liberté retrouvée et des échos de Debussy semblent habiter les voltes du piano, quand un petit goût de Satie ne vient pas taquiner les touches.

La sixième et dernière Sonate de 1982 bruit d’une plainte inconsolable, le musicien vient d’apprendre les détails tragiques du sort de ses parents et de sa sœur, assassinés avec les six mille autres prisonniers du camp de concentration de Trawniki dans le cadre de l’opération « Fête de la moisson » à l’automne 1943. Dédiée à la mémoire de sa mère, cette sonate que l’on compara à « un bloc de glace flottante, un iceberg fraîchement détaché avec des angles rugueux et des bords rêches » (cité dans le livret), est bouleversante d’intensité, vibrations déchirantes du violon, empâtements graves du piano… Le jeu des instrumentistes sait entrer dans ces univers avec une précision technique et un travail sur les sonorités qui rendent les nuances avec une indicible finesse. Une pépite !